Stabat Mater - Gioacchino Rossini
Qu’est ce qu’un « stabat mater » ?
Le « stabat mater » est une séquence composée au XIIIe siècle, exclue de la liturgie lors du Concile de Trente (1545-1563, réaffirmation de l’église catholique par le Vatican en réaction aux réformes protestantes) mais réintégrée en 1727. Ce poème latin médiéval est considéré comme l’expression classique d’une nouvelle forme de piété, plus émotive et empathique, caractéristique de la fin du Moyen-Age.
Le texte de la séquence évoque la souffrance de Marie lors de la crucifixion de son fils Jésus-Christ. Le titre est une abréviation de « stabat mater dolorosa », son premier vers qui en latin signifie : « La Mère douloureuse se tenait debout… ».
Le thème du Stabat Mater a été retranscrit en musique et en peinture par de nombreux artistes, dont les plus célèbres : Josquin Desprez, Roland de Lassus, Palestrina, Scarlatti, Vivaldi (1712), Pergolesi (1736), Salieri, Joseph Haydn, Schubert, Liszt, Dvorak (1877), Rheinberger, Verdi, Poulenc, Jenkins ou Pârt (1985). En peinture, les artistes représentent le plus souvent la Vierge sous la Croix pendant la Crucifixion de son fils. La plupart du temps, elle est positionnée sur le côté droit du Christ sur la croix et St Jean à la gauche. Avec la piéta, le Stabat Mater est l’une des représentations les plus importantes de la souffrance de la Vierge.
Le texte :
1
Stabat Mater dolorosa – Debout, la mère douloureuse
Juxta crucem lacrymosa – Serrait la Croix, la malheureuse
Dum pendebat filius – Où son pauvre enfant pendait.
2
Cujus animam gementem – Et dans son âme gémissante
Contristatam et dolentem – Inconsolable, défaillante
Pertransivit gladius – Un glaive aigu s’enfonçait.
O quam tristis et afflicta – Ah ! qu’elle est triste et désolée
Fuit illa benedicta – La Mère entre toutes comblée.
Mater unigeniti ! – Il était le premier né.
Quae moerebat et dolebat –Elle pleure, pleure, la Mère
Et tremebat, cum videbat – Pieusement qui considère
Nati poenas inclyti – Son enfant assassiné.
3
Quis est homo, qui non fleret – Qui pourrait retenir ses pleurs
Christi matrem si videret –A voir la Mère du Seigneur
In tanto supplicio ? – Endurer un tel Calvaire ?
Quis non posset contristari – Qui peut, sans se sentir contrit
Piam matrem contemplari – Regarder près de Jésus-Christ
Dolentem cum filio ? – Pleurer tristement sa Mère ?
4
Pro peccatis suae gentis – Pour les pêchés de sa nation
Vidit Jesum in tormentis – Elle le voit, dans sa Passion
Et flagellis subditum – Sous les cinglantes lanières.
Vidit suum dulcem natum – Elle voit son petit garçon
Moriendo desolatum – Qui meurt dans un grand abandon
Dum emisit spiritum – Et remet son âme à son Père.
5
Eja, mater, fons amoris – Pour que je pleure avec toi
Me sentire vim doloris – Mère, source d’amour, fais-moi
Fac, ut tecum lugeam – Ressentir ta peine amère.
Fac, ut ardeat cor meum – Fais qu’en mon cœur brûle un grand feu.
In amando Christum Deum – L’amour de Jésus-Christ mon Dieu
Ut sibi complaceam – Pour que je puisse lui plaire.
6
Sancta Maria, istud agas – Exauce-moi, ô sainte Mère
Crucifixi fige plagas – Et plante les clous du Calvaire
Cordi meo valide – Dans mon cœur, profondément.
Tui nati vulnerati – Pour toi mon Fils, couvert de plaies
Tam dignati pro me pati – A voulu tout souffrir. Que j’aie
Poenas mecum divide – Une part de ses tourments
Fac me vere tecum flere – Que je pleure en bon fils avec toi
Crucifixo condolere – Que je souffre avec lui sur la Croix
Donec ego vixero –Tant que durera ma vie.
Juxta crucem tecum stare – Je veux contre la Croix rester
Te libenter sociare – Debout près de toi et pleurer
In planctu desidero – Ton fils en ta compagnie.
Virgo virginum praeclara – O Vierge, entre les vierges claires
Mihi jam non sis amara – Pour moi ne sois plus si amère
Fac me tecum plangere – Fais que je pleure avec toi.
7
Fac, ut portem Christi mortem – Fais que me marque son supplice
Passionis fac consortem – Qu’à sa Passion je compatisse
Et plagas recolere – Que je m’applique à sa Croix.
Fac me plagis vulnerari – Fais que ses blessures me blessent
Cruce hac inebriari – Que je goûte à la Croix l’ivresse
Ob amorem filii – Et le sang de ton enfant.
8
Inflammatus et accensus – Pour que j’échappe aux vives flammes
Per te, virgo, sim defendus – Prends ma défense, ô notre Dame
In die judicii – Au grand jour du jugement.
Fac me cruce custodiri – Jésus, quand il faudra partir
Morte Christi praemuniri – Puisse ta Mère m’obtenir
Confoveri gratia – La palme de la victoire.
9
Quando corpus morietur – Et quand mon corps aura souffert
Fac, ut animae donetur – Fais qu’à mon âme soit ouvert
Paradisi gloria – Le beau paradis de gloire.
10
Amen. Sempiterna saecula – Amen. Dans les siècles des siècles.
Rossini
Gioacchino Rossini est né le 29 février 1792 à Pesaro en Italie au sein d'une famille entièrement tournée vers la musique. Jeune, il apprend à jouer du cor et étudie le violon, l'alto et la composition. En 1806, il compose son premier opéra à l'âge de 14 ans : Demetrio et Polibio et entre au prestigieux Liceo musicale de Bologne. Il y étudie le solfège et le contrepoint puis est admit à l'Académie philharmonique de Bologne. En 1810, Rossini reçoit sa première commande d'un opéra pour le théâtre de Venise qui sera appelé le Contrat de mariage pour laquelle il compose déjà une de ses fameuses ouvertures. Tancrède en 1813 tiré d'un drame de Voltaire, lui apporte la consécration définitive. Ses opéras sont désormais montés dans toute l'Europe. L'Italienne à Alger en 1814, Otello, le Barbier de Séville en 1816 sont une série de succès. A vingt et un ans, il est déjà une vedette dans toute l'Italie. Ses airs sont sifflés partout dans la rue. Le secret du style de Rossini réside dans sa vivacité et dans des crescendi surprenants mais aussi dans l'art de son instrumentation et de la mélodie de ses airs.
Rossini est appelé, à l'âge de trente deux ans, à diriger le Théâtre-Italien de Paris. Il occupe également, jusqu'à la révolution de 1830, les charges de premier compositeur du roi et d'inspecteur général du chant. Cette période est celle du triomphe de ses dernières oeuvres pour la scène: Moïse en 1827, le Comte Ory en1828, dernier de ses opéras comiques et Guillaume Tell en 1829.
Il met un terme à sa carrière à l'âge de trente sept ans sans jamais avoir expliqué cette décision. De 1836 à 1855, Rossini vécut en Italie à Bologne pour réorganiser le prestigieux conservatoire. Puis il se fixe définitivement dans un appartement au coeur de Paris. Il meurt des suites d'une opération chirurgicale, célèbre et honoré, le 13 novembre 1868 à Paris.
Surtout célèbre pour ses opéras, Rossini a aussi laissé des œuvres instrumentales et vocales. Parmi ces dernières, l'une des plus réussies est le Stabat Mater (1832-1842), dont le style est proche de celui de l'opéra. Les oeuvres de Rossini, empreintes de gaieté et de mouvement, témoignent d'une technique complète, d'un sens merveilleux du théâtre et d'une invention mélodique et rythmique sans cesse renouvelée. Admirateur de Mozart, Rossini créa un art original à partir des genres "buffa" et "seria" et donne à l'opéra italien des bases qui allaient aboutir aux œuvres de Verdi. Dans les œuvres de Rossini, les structures tonale, musicale et dramatique sont unifiées et le texte est étroitement lié à la musique.
Contexte et analyse
La création du Stabat Mater de Rossini à Paris en janvier 1842 fut un immense évènement. Depuis plus de 10 ans, le compositeur s’était retiré de la sphère publique et enfermé dans un silence qui ne faisait qu’accroitre sa gloire, il était le musicien le plus célèbre de son temps. Une nouvelle œuvre de Rossini ne pouvait donc qu’attiser la curiosité, surtout que la composition apparut dans un climat de scandale. En décembre 1841, un procès en contrefaçon intenté à l’éditeur Troupenas à son concurrent Aulagnier révéla qu’un Stabat Mater de Rossini existait depuis bien longtemps. Lors de l’un de ses séjours en Espagne au début des années 1830, le compositeur avait accepté sous la pression, d’écrire un Stabat Mater pour le prélat madrilène Don Francisco Fernandez Varela auquel il devait d’avoir été introduit à la cour. Mais en raison de problèmes de santé survenus en 1832, Rossini n’avait pu mener le projet à terme et en avait confié l’achèvement à Tadolini. Le Stabat Mater de Rossini-Tadolini fut joué le vendredi saint de 1833 à Madrid. A la mort de Varela, les exécuteurs testamentaires vendirent le manuscrit à l’éditeur Aulagnier qui s’apprêta à le publier dès septembre 1841. Ne voulant pas que les pièces de Tadolini fussent publiées sous son nom, Rossini n’eut dès lors d’autre recours que de leur substituer de nouvelles pièces et de vendre le tout à son éditeur d’opéra français. Il acheva alors sa partition en toute hâte et Aulagnier fut condamné. La version définitive du Stabat Mater, entièrement de la main de Rossini, fut créée au Théâtre Italien le 7 janvier 1842.
La polémique sur cet évènement a fait couler beaucoup d’encre. Evoquant la partition, Wagner parle de « quelques fugues et un contrepoint à la septième que le maître n’a pas achevés jusqu’ici, ayant depuis plusieurs années entrepris dans ce but des études qu’il n’a pas encore terminées… ». Il prédit que ces « fugues seront si gentilles, si aimables, si ravissantes ! » et que les contrepoints « sembleront des dentelles de Bruxelles et fleureront le patchouli ». Toutes ces formules sous-entendent que les italiens étaient incapables de composer une musique authentiquement religieuse, lieu commun proféré tout au long du XIXe siècle par les musiciens allemands.
Damien Colas, historien de la musique, spécialiste de la musique italienne, à ce sujet admet que l’accompagnement sur rythme de marche de l’air de ténor Cujus animam (n°2), la cadence richement ornée du duo de sopranos Quis est homo (n°3) et le passage en demi-teintes « virgo virginum praeclara » du quatuor Sancta Mater (n°6) puisent directement dans le langage de l’opéra rossinien. Mais il faut cependant observer que les italiens à cette époque n’étaient pas censés adhérer à l’idéal d’austérité et de dépouillement du culte luthérien. La séquence elle-même du Stabat Mater est étrangère à cet idéal, mais s’inscrit plus dans la spiritualité franciscaine par son appel à la compassion et sa structure poétique de type litanique, fondée sur des ornementations successives autour du thème de la souffrance. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Rossini ne traita à l’origine que la première strophe puis passa directement à la seconde partie « Eja, mater, fons amoris », dont le ton est plus pathétique que celui de la première à caractère narratif.
Il serait pourtant faux de penser que ce Stabat Mater ignore la distinction entre « style théâtral » et « style ecclésiastique » prescrite par la tradition italienne. Au début des années 1830, Rossini aurait confié à un ami son intérêt, en matière de musique sacrée, pour l’écriture a capella. Il est certain que le style choral, absolument étranger à l’opéra, offrait au compositeur qui renonçait à la scène l’opportunité d’un renouvellement. Le caractère composite qui résulte de la diversité des pièces du Stabat Mater traduit précisément l’amorce de ce changement d’orientation. Les imposantes pages qui ouvrent et concluent l’œuvre (n°1 et 10) présentent un équilibre entre force chorale et orchestrale qui renvoie au classicisme viennois, elles suscitèrent d’ailleurs un rapprochement avec la Création de Haydn. Le chœur Eja mater, fons amoris (avec basse solo, n°5) et le quatuor Quando corpus morietur (n°9) allient en revanche la sonorité a capella à une recherche de chromatisme et de tensions harmoniques sans précédent dans l’œuvre du compositeur. Ces deux numéros peuvent être considérés comme les racines de ce qui allait être la dernière manière de Rossini, celle qui aboutit avec La Petite Messe solennelle de 1863, à l’abandon de l’orchestre symphonique et à des audaces harmoniques anticipant l’esthétique de Satie et Stravinski par exemple.
Il serait abusif de voir dans l’intérêt de Rossini pour la musique d’église a capella (notamment Bach et Palestrina) une simple adhésion à un courant à la mode. Du Stabat Mater jusqu’aux Pêchés de vieillesse, toute l’œuvre de Rossini fut placée sous le signe du refus des cadres institutionnels, et par conséquent du refus des modes. Rossini fut ainsi l’un des premiers artisans par qui la musique religieuse s’émancipa des contraintes de la liturgie pour être réappropriée par la société laïque. La création du Stabat Mater au Théâtre Italien a valeur de symbole, car elle marqua la naissance d’une musique sacrée qui n’était plus « d’église », et ce nouveau type de musique religieuse allait être celui du XXe siècle. L’un des premiers compositeurs à être profondément influencé par la démarche de Rossini fut Verdi.
Sources / Bibliographie :
Frédéric Ventoux, Gioacchino Rossini, Paris, Seuil, 1986.
Gérard Denizeau, Gioacchino Rossini, Paris, Bleu nuit, 2009.
Damien Colas, Rossini, l’opéra de lumière, Paris, Gallimard, 1992.