Les Djinns (opus 12, 1875) Gabriel Fauré
Le poème de Victor Hugo : « Les Djinns » :
Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise
Tout dort.
Dans la plaine
Naît un bruit.
C'est l'haleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Qu'une flamme
Toujours suit.
La voix plus haute
Semble un grelot.
D'un nain qui saute
C'est le galop.
Il fuit, s'élance,
Puis en cadence
Sur un pied danse
Au bout d'un flot.
La rumeur approche,
L'écho la redit.
C'est comme la cloche
D'un couvent maudit,
Comme un bruit de foule
Qui tonne et qui roule
Et tantôt s'écroule
Et tantôt grandit.
Dieu! La voix sépulcrale
Des Djinns!... - Quel bruit ils font!
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond!
Déjà s'éteint ma lampe,
Et l'ombre de la rampe..
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.
C'est l'essaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans l'espace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.
Ils sont tout près! - Tenons fermée
Cette salle ou nous les narguons
Quel bruit dehors! Hideuse armée
De vampires et de dragons!
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi qu'une herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée,
Tremble, à déraciner ses gonds.
Cris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure!
L'horrible essaim, poussé par l'aquillon,
Sans doute, o ciel! s'abat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et l'on dirait que, du sol arrachée,
Ainsi qu'il chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon!
Prophète! Si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
J'irai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs!
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle d'étincelles,
Et qu'en vain l'ongle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs!
Ils sont passés! - Leur cohorte
S'envole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
L'air est plein d'un bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés!
De leurs ailes lointaines
Le battement décroît.
Si confus dans les plaines,
Si faible, que l'on croit
Ouïr la sauterelle
Crier d'une voix grêle
Ou pétiller la grêle
Sur le plomb d'un vieux toit.
D'étranges syllabes
Nous viennent encor.
Ainsi, des Arabes
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève
Par instants s'élève,
Et l'enfant qui rêve
Fait des rêves d'or.
Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leur pas;
Leur essaim gronde;
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu'on ne voit pas.
Ce bruit vague
Qui s'endort,
C'est la vague
Sur le bord;
C'est la plainte
Presque éteinte
D'une sainte
Pour un mort.
On doute
La nuit...
J'écoute: -
Tout fuit,
Tout passe;
L'espace
Efface
Le bruit.
Victor Hugo
Les Orientales, XXVIII, 1829.
Dans la préface de son recueil, Les Orientales, Hugo revendique une poésie libre (vers, rimes) dont témoigne « Les Djinns », et va même jusqu’à qualifier son ouvrage de « livre inutile de pure poésie » (les prémices du mouvement de l’art pour l’art – ou Parnasse - en poésie qui ne débutera réellement qu’en 1835 avec Théophile Gauthier).
« Les Djinns » est assez représentatif de l’orientalisme du XIXe siècle romantique (voir les tableaux de Delacroix par exemple), l’Orient est donc un prétexte à l’imaginaire, l’évasion, la diversité rythmique et donc une rupture avec le classicisme.
Le terme « Djinns » est utilisé pour désigner les esprits bienfaisants, génies ou démons dans les croyances musulmanes.
Mouvement du poème (qui d’ailleurs pourrait être qualifié de « musical » qui justifie donc son utilisation par Fauré): la longueur des vers suit l'action et correspond à l'attaque. Ce texte fait donc entendre un mouvement très net de crescendo puis de decrescendo.
Composé de 15 strophes longues de 8 lignes chacune, le poème évoque le passage d'une cohorte de monstres. Il commence par une strophe de deux syllabes, trois, quatre, et ainsi de suite jusqu'à huit. Puis, à mesure que les monstres repartent et que le vacarme s'estompe, le nombre de syllabes décroît pour retomber à deux.
Dans la marge de ce feuillet préparé pour l'impression, l'inscription des « quadrats » restitue l'image rythmique du poème.
L’œuvre de Fauré :
De manière générale, Fauré demeura toute sa vie fidèle au genre du chœur accompagné, plus proche du romantisme allemand que de la chanson française polyphonique. Dans ses choix musicaux, Fauré se pose clairement en faveur de la modernité ; son souci est de toujours se renouveler par rapport à lui-même mais aussi d’innover.
Les Djinns est une œuvre de jeunesse de Fauré. En choisissant avec les Djinns, l’un des textes les plus célèbres des Orientales d’Hugo, Fauré ne choisit pas la facilité. La musique suit l’ordonnance générale du poème qui s’allonge progressivement du mono à l’octosyllabe avant de rétrograder symétriquement dans la seconde partie. Fauré adopte quant à lui, la courbe d’un crescendo suivi d’un decrescendo, et la rythmique respecte la brièveté des première et dernière strophes.